Page Précédente
 
Translate
 
Menu des Plaintes
Cimetière
Forums
 
De Gaulle
 
 

JOURNAL D’UNE MÈRE DE FAMILLE
PIED-NOIR

par Francine DESSAIGNE
(L’Esprit Nouveau)

AU JOUR LE JOUR

Vendredi 29 juin 1961 au Vendredi 22 JUIN 1962

Vendredi 29 juin 1961


Mes amies me racontent le dernier livre qu'elles ont lu ou la dernière pièce de théâtre qu'elles ont vue. Je ne suis pas à l'unisson. Comment leur dire que je n'arrive même plus à lire, que nous n'allons que très rarement au cinéma, que je ne sais plus écrire. J'ai perdu le goût d'aligner des mots pour le plaisir gratuit d'une musique verbale. Je ne sais ni rechercher une image, ni fouiller une pensée, aujourd'hui moins que jamais. Sur les enveloppes légèrement parfumées où une main fine a tracé des lettres élégantes, deux autres sont venues s'ajouter. A celles-là, je dois répondre. La grosse écriture malhabile de la femme de l'un des anciens ouvriers de l'équipe de Mascara, nous annonce la mort de son beau-frère, fonctionnaire municipal. II a été massacré sur la route avec sa femme et sa belle-mère.

Il était seize heures, ils rentraient d'une promenade. Les fellaghas ont tiré sur la voiture, puis achevé les blessés. Pressés, car ils étaient près de la ville, ils ont arraché les alliances et les montres. L'enfant, quatorze ans, témoin du drame, a fait le mort près du cadavre de ses parents. Il a eu le terrible sang-froid de ne pas crier, de ne pas bouger. D'avoir trop entendu parler de crimes, il était prêt pour ce courage surhumain. Sa tante m'écrit qu'il a subi une très forte commotion dont il aura du mal à se remettre.

Je n'arrive pas à trouver les mots qui aident ou qui consolent.

L'autre enveloppe est blanche, marquée d'un secteur postal. Un ami se désespère dans un camp comme il y en a trop. Il y est enfermé depuis trois mois, sans savoir pourquoi (sinon ses opinions), ni pour combien de temps. Officier de réserve, cinquante ans, la Légion d'honneur, il est depuis trois générations en Algérie. Ses aïeux ont quitté l'Alsace pour rester Français. Il est en prison pour avoir parlé trop fort de l'Algérie française et dit trop haut que rien ne justifie qu'il soit déraciné. Il souffre d'être là, loin des siens, soumis aux rigueurs pénitentiaires, et aux inconvénients de la vie en commun. Il est tour à tour révolté et accablé.

Il faut que je lui écrive pour tenter de l'aider dans son épreuve. Mon amitié pourtant très forte se sent impuissante à guider ma plume.

J'ai eu la visite de Mme B... Courageuse, elle retient ses larmes et tire un pauvre sourire aux coins de ses lèvres. Elle parle de Jean-Pierre au présent : « Je viens d'aller le voir, je lui ai porté des fleurs. »
C'est trop pour une même journée. Comment écrire aux métropolitains ?


Tragédie sur la route de Tipasa. Jolie route en corniche qui ressemble à celle de l'Estérel. Les mêmes criques bleues dans les rochers rouges, la même
végétation de pins maritimes et de broussailles. Mais beau coup moins de villages et la crête inquiétante des collines au maquis inextricable.

De ces taillis étaient sortis l'an dernier des tueurs qui avaient pris pour cible de paisibles baigneurs sur la plage de Chenoua. Cette année, ils ont rameuté et poussé devant eux la population terrorisée de quelques pauvres douars. Ils sont descendus hurlants et menaçants vers les petits villages de Fouka et de Bérard. La Légion a protégé les maisons aux volets clos où l'angoisse atteignait son paroxysme.

Trop de noms tragiques s’imposent à la mémoire, El Alla, Wagram, Melouza... dans ces heures cruciales où il faut dominer sa peur et calmer les
hurlements des enfants tout à coup conscients de leurs vies menacées.

Incidents à Miliana, Constantine, quatre-vingts morts et deux cent cinquante blessés tous musulmans.

Pauvres gens abusés, qui, plus que nous, vivent dans l'horreur.

A Saint-Eugène, mariage de M, R... Des indigènes lapident le cortège à la sortie de l'église. Le service d'ordre fait refluer les Européens dans le sanctuaire et disperse les musulmans.

Quand pourra-t-on cesser de faire des comptes de ce genre ? Il semble que ce soit un engrenage sinistre et sans fin.

VENDREDI 7 JUILLET 1961

Nous avons en moyenne sept ou huit explosions au plastic chaque nuit. Nous sursautons à peine tant ces bruits sont devenus familiers.
Cet après-midi, enterrement de la petite Christiane M... âgée de dix ans. Elle a été violée et assassinée dans une propriété à Sidi-Ferruch. Crime odieux comme il n'y en a que trop souvent, même en métropole. Il a été commis par un musulman et l'indignation est grande à Bab-El-Oued d'où la fillette est originaire. Ce quartier populaire a le sens du clan et le goût du talion. Ses habitants rongent leur frein depuis longtemps devant les nombreux attentats terroristes. Avec Belcourt (autre quartier populaire) ce sont les lieux où grenades et couteaux font le plus de victimes.

Depuis deux jours que l'enfant est morte on donne des détails de bouche à oreille sur le pas des portes, dans les cafés, chez les commerçants. On se prépare à suivre le cortège même si on ne connaît pas la famille. Il faut se grouper, se sentir solidaires devant les drames et les coups. Montrer « qu'on ne se laissera pas faire » et percevoir la force qui se transmet dans la chaleur des corps agglutinés,
A l'issue de la cérémonie, les premiers cris fusent. C'est l'explosion de violences brusques qui cassent et détruisent sans discernement. Le service d'ordre s'interpose et limite les dégâts. Chacun se retire la tête en feu, les poings serrés, envahi de la rage des vengeances inassouvies et remâchant sans fin les raisons de son bon droit.


DIMANCHE 30 JUILLET 1961

P.71 - 72


Ce passé que l'on veut effacer, je vais essayer avec ferveur et respect de le rendre vivant. Je vais le faire en redonnant leur sens aux mots qu'on n'ose plus employer : colon, conquête, entre autres. On a voulu en faire des injures, je vais tenter de les réhabiliter. Je le fais parce que je me refuse à rayer des mémoires et de l'histoire la plus belle œuvre française, une œuvre unique dans le monde.

Je vous fais grâce de l'énumération des invasions diverses qui traversèrent le Maghreb depuis quinze siècles. Je n'en retiendrai que deux essentielles :
-l'occupation romaine, peu avant notre ère,
-et la seconde invasion arabe.

Sous les Romains, l'Algérie devint une riche contrée agricole. Leur présence bénéfique se répandit jusqu'au IIème siècle en constructions, ouvrages d'art, plantations d'oliviers, d'arbres fruitiers et cultures diverses. Les Romains occupaient le pays en profondeur et maintenaient les Berbères dans le respect de leurs légions.

Après le départ des Romains, que retiennent les Berbères de cet enseignement ? Rien.

Les ouvrages se désagrègent faute d'entretien et les champs redeviennent la brousse que broutent les troupeaux.

Au VIème siècle, la première invasion arabe convertit les Berbères à l'islamisme.

Mais c'est la deuxième invasion, au XII siècle, qui a le plus marqué un pays déjà bien dégradé par ses possesseurs originels.
Des hordes de pillards et de nomades le parcourent comme des sauterelles, ne quittant un lieu que lorsqu'il ne reste plus rien à détruire.

Au commencement du xvie siècle, la Berbérie n'est plus qu'un malheureux pays dévasté où se disputent entre elles les collectivités, engluées dans leurs querelles de famille sous le signe du « Mektoub » (c'était écrit) que leur a enseigné l'Islam.

Les Espagnols, les Portugais passent, chassés par les Turcs qui s'installent du XVI au XIXe siècle. L'idée du grand effort de colonisation intérieure entrepris par les Romains, qui mettaient en valeur le pays, ne les effleure même pas. Les villes des côtes, seules, les intéressent. Ils en font des centres de mercantilisme dont les ressources principales sont le pillage en Méditerranée et le trafic des esclaves. Les Berbères de l'intérieur continuent sereinement de se disputer et de dégrader leur pauvre sol.

Et c'est 1830! Le Dey d'Alger détruit les comptoirs français et tire sur le vaisseau parlementaire. La France décide d'attaquer Alger. Alors, le Français de 1830 ordonné, méthodique, civilisé, découvre l'Algérie.

Je me dois ici de faire une citation qui est un peu longue, mais elle me semble la seule réponse à ceux qui osent prétendre que les Français les ont dévalisés.

Voici ce qu'écrivait sur l'Oranie le lieutenant-colonel de Martimprey, gouverneur de l'Algérie en 1864 :

« Les voies de communications principales ne sont que des sentiers étroits, souvent obstrués par des broussailles ou interceptés par des ravins. Les sources accessibles aux bestiaux sont des bourbiers. L'eau des puits est corrompue. Autour, des trous en terre servent d'auges pour abreuver les troupeaux. Ces trous finissent par former des mares infectes dont les infiltrations délaient la terre ou la maçonnerie de la paroi intérieure du puits, jusqu'à ce qu'un éboulement s'ensuive.

Ces accidents, d'ailleurs, ne déterminent le douar ou la tribu à entreprendre quelques réparations. Elle ira plutôt chercher à trois lieues plus loin l'eau qui lui est nécessaire.
Si l’on jette les yeux sur les cultures, on voit combien la terre offre de facilités au travail de l'homme et combien celui-ci sur sa surface la néglige. Disposant de grands espaces, il choisit les plus favorables et se retire avec insouciance devant l'invasion des bois sur le sol destiné à la charrue.
Chaque jour les friches augmentent. Cependant le nombre des troupeaux de la tribu ne permet pas que la terre devienne une forêt; les incendies en font justice et la vaine pâture achève de réduire à l'état de broussailles toute une végétation.

La grande épopée des colons européens commence. Parallèlement s'engage l'éternelle discussion des intellectuels de la Métropole établissant qu'il faut traiter l'Arabe comme l'Européen, l'Arabe destructeur comme l'Européen qui défriche et construit.
Allant de l'avant, devançant même les troupes, les colons se répandent autour des villes, défrichent, assèchent les marécages pestilentiels, souffrent et meurent.
Mais ces bourbiers, de quel droit les transforment-ils ? Du droit simple de la propriété achetée. Car les Berbères, quand ils arrivent à se mettre d'accord sur les limites de leurs champs, vendent tant qu'ils le peuvent, pénétrés de l'idée que le colon ne tiendra pas ou qu'on lui reprendra sa terre facilement.
En fait, après avoir vendu, ils accumulent les « chicayas » (procès).
Les archives des Palais de Justice des grands centres pourraient montrer aux curieux des monuments de mauvaise foi, où ce n'est pas le colon qui a le plus vilain rôle.

Les années passent, les plantes poussent et les jardins commencent à porter de beaux fruits.
A la fin du XIXème siècle, Baudicour écrit
: « Nos plantations les séduisent si peu qu'ils coupent pour s'en faire des bâtons de voyage les arbres dont nous bordons les routes. »

Telle est l'attitude du Berbère devant les arbres qui valorisent son sol. Est-il très différent de celui que j'ai vu en 1952 dans les belles forêts créées par l'administration française ?

Pour avoir un instant de chaleur sur sa route éternellement parcourue, il n'hésite pas à mettre le feu au pied d'un beau chêne de vingt ans. L'arbre ne brûle pas, car la technique est sûre, le cœur seul se calcine doucement et lorsque l'Arabe part, la brûlure continue de ronger le bois.

En ai-je vu de ces pauvres arbres morts, dans un pays où plus qu'ailleurs, la végétation doit être protégée. Le Berbère du XIX siècle est-il très différent du fellagha qui scie les orangers autour de Saint-Charles ou les oliviers sur la route de Saïda ?

Il faut sept ans pour faire un oranger. Il est plus facile de l'abattre en quelques minutes. Et le fellagha qui tue le forestier et sa famille ? Est-on vraiment sûr qu'il est « patriote », « nationaliste » ? Ou plutôt ne se venge-t-il pas d'avoir été pris un jour en flagrant délit de vandalisme ?

De 1830 à 1900, le colon résiste aux conditions lamentables de son installation et à la maladie. Le mort, à peine enseveli, est déjà remplacé dans la lutte contre la brousse, le moustique, et les hordes périodiquement dévastatrices d'Abd-El-Kader.

En même temps, par acte individuel, le colon essaie d'initier l'indigène à la culture du sol. Il lui apprend à faire sortir d'une terre, neuve à force d'avoir été négligée pendant des siècles, les moissons et les fruits qui font la prospérité d'un pays et de ses habitants.

En même temps, l'administration, soucieuse de ménager l'indigène, procède à une répartition des terres (rien n'est nouveau) dont personne n'a pu produire d'acte de propriété.

C'est ainsi qu'en 1851, dans la plaine de la Mitidja (uniquement assainie et sortie des broussailles historiques par le colon européen), sur trente-sept mille hectares, on donne vingt mille huit cent dix hectares aux indigènes et le reste, « la part restant encore à défricher », est réservé à l'état. Le colon a racheté ces terres ou a reçu des concessions sur les terrains domaniaux hérités du beylick par le gouvernement français.

A ceux qui trouvent bon de reprocher leur héritage aux enfants de ces hommes courageux, je dis : celui qui a fait surgir d'un sol dégradé par des siècles d'incurie criminelle, des champs, des arbres, des jardins, a plus de droits sur ce sol que celui qui n'a su que regarder pousser le chiendent et croupir les marécages.

Il a le droit du sang, de la sueur et du travail. Il a le droit de sa présence qui a amené la construction des routes, la naissance ou l'extension de villes et de villages.

Qu'y avait-il en 1830 ? Des sentiers, pas de ponts, pas de routes, des criques abritant des nids de pirates.
Qu'y a-t-il aujourd'hui ? Vingt-cinq mille kilomètres de routes, cinquante-cinq mille kilomètres de chemins, cinq mille kilomètres de voie ferrée, vingt et un ports, dont trois de gros tonnage, trente-deux aérodromes à trafic commercial dont quatre de classe internationale, onze grands barrages, une réserve d'eau d'importance primordiale, un réseau téléphonique, des installations électriques ultra-modernes,.. Tout ceci existe à cause des premiers colons et grâce à eux.

II n'est que temps de leur rendre hommage et à travers eux, à la France, dont l'œuvre humaine en Algérie est à elle seule une justification de la colonisation. La France a colonisé en face d'un indigène paresseux de nature et - à quelques exceptions près - peu perméable à la civilisation, mais jamais contre lui.

La génération actuelle, la cinquième depuis 1830, voit s'estomper ses défauts ataviques et ceux-là même qui se dressent contre la France sont imprégnés de sa civilisation. La population indigène est passée de deux millions en 1830 à dix millions en 1960. C'est une augmentation unique dans son histoire et probablement dans celle des autres pays, arabes en particulier.

Ceci grâce aux hôpitaux, centres médicaux, médecins, tous Français.

Beaucoup de peuples voudraient être « colonisés » de la sorte si on leur demandait leur avis sans qu'ils soient pervertis par des propagandes indignes.

La majorité des Musulmans reconnaît ce que la France lui a apporté. C'est une consolation dans les épreuves présentes, et la certitude que l'œuvre française n'a pas été vaine.
Malheureusement, cette masse silencieuse passe inaperçue au bénéfice d'une minorité dangereuse et bruyante.

Pour n'avoir pas voulu entendre les Musulmans francophiles, on les a sacrifiés.

Maintenant, ils désespèrent de l'avenir
…..…

MERCREDI 30 AOUT 1961

La radio parle de « ratonnades », de heurts « entre les deux communautés » dont Oran est le théâtre. C'était fatal. Tous les crimes impunis ne pouvaient
engendrer que d'autres crimes aussi aveugles, aussi stupides.

Dans les commentaires, on oublie de noter que depuis sept ans les Européens voient les leurs tomber et qu'ils ont mis sept ans à y répondre.

La jungle s'installe.

Alger ne tardera pas, elle aussi, à se perdre dans la haine et la vengeance. Il aura fallu sept ans de peur, de crimes, d'angoisses mais surtout de reniements et d'abandons, pour anéantir les liens tissés lentement mais sûrement par la cohabitation et le travail.

DIMANCHE 3 SEPTEMBRE 1961

A Oran l'orage semble apaisé pour le moment mais la radio dit que
l'atmosphère est lourde. On est surpris de ces actes désordonnés qui ressemblent à une vague de fond remontant de la boue. Voilà les victimes qui se dressent à bout de rage contenue et qui deviennent bourreaux à leur tour, aveugles dans leur violence.

Pendant sept ans, sont tombés, jour après jour, des Européens et des Musulmans francophiles (ou simplement fort peu tentés par l'aventure tragique d'un parti à prendre).

Pendant sept ans, dans la presse et sur les ondes, à quelques exceptions près que l'on compterait sur les doigts d'une main, mais qui valent d'être notées, on a cherché des excuses aux bourreaux, on a tripoté l'histoire, escamote les réalisations d'une beauté trop gênante, mis quelques formules creuses et plaqué sur le tout des slogans.

Propagande de première force, qui s'est imprimée en Métropole comme vérité péremptoire et s'est transformée en Algérie en coups de pique mille et mille fois répétés.

Pendant sept ans, les Européens n'ont pas bougé et les autres se sont dissimulés, tassés, terrés dans l'espoir de se faire oublier de la fatalité.

Aujourd'hui, les Européens sont désespérés.

LUNDI 11 SEPTEMBRE 1961

La radio annonce de graves événements à Bab-El-Oued.
C'était à prévoir, tout comme à Oran. Ils ont explosé d'avoir trop comprimé leur chagrin et leur indignation. Le cercueil d'une petite fille, le vieux copain touché par l'éclat d'une grenade alors qu'il buvait paisiblement son anisette, le commerçant poignardé sur le pas de sa porte, les blessés, les mutilés de tous les âges, depuis si longtemps que dure cette terrible guerre, et les terroristes rarement pris, à peine condamnés, trop souvent relâchés

Comme toujours, ce sont des innocents qui ont payé cette bouffée de rage aveugle. Ils sont allés rejoindre le groupe lamentable des « morts pour rien » dont le poids finira par nous écraser.

LUNDI 2 OCTOBRE 1961


Beaucoup de magasins indigènes ont baissé leurs rideaux par crainte des mauvais coups. Dans les quartiers musulmans personne n'a bougé. Masse indécise qui, après avoir successivement aimé la France, désespéré d'elle, craint le F.L.N.
Je voit s'imposer une puissance occulte dangereuse : l'O.A.S. Pauvres gens qui ne savent plus à qui se vouer, à qui s'en remettre pour avoir la paix. Comme des girouettes folles, ils tournent aux vents alternés, à la recherche du plus fort. En terre d'Islam, il est très important de s'imposer. Un peuple trahit ses instincts par sa langue. « Bessif » que nous traduisons cavalièrement : « par la force », veut en fait dire : par le sabre.

La volonté de puissance revêt ainsi un caractère définitif.

Un proverbe énonce : « la main que tu ne peux couper, baîse-La ! ». Les transfuges des harkis qui se sont retrouvés dans les rangs du F.L.N. pendant sa période faste, les fellaghas transformés en commandos harkis, et maintenant les Musulmans qui sont dans les rangs de l'O.A.S. sont bien les fils de ceux qui disaient à Abd-El-Kader : « Sois le plus fort, je te suivrai », et à Bugeaud : « Sois plus fort qu'Abd-El-Kader».



VENDREDI 6 OCTOBRE 1961
...
Dans un pays où la ségrégation n'a jamais existé, on ne peut concevoir que la haine s'étende. On pense qu'elle est le fait d'une minorité dont la triste célébrité est passagère et on croit fermement que la raison reprendra le dessus. Si tous les Musulmans étaient pour le F.L.N., aurait-il le besoin d'en supprimer autant ?

DIMANCHE 8 OCTOBRE
...
A Oran, des Musulmans en voiture ont écrasé volontairement un Européen. Ils l'ont achevé à coups de revolver et l'ont brûlé après l'avoir arrosé d'essence.

En février dernier, s'étaient déroulées des scènes d'horreur pires encore.

Ils avaient incendié une automobile après avoir bloqué les portières pour empêcher les occupants d'en sortir. Deux femmes furent carbonisées et deux hommes grièvement blessés. Le jour de leur enterrement, les Européens furieux ont molesté les indigènes qui se trouvaient sur le passage du cortège.
Engrenage dramatique où l'on se bat pour des morts en faisant d'autres morts. Que va-t-il se passer à l'enterrement de ce pauvre homme ?...

Des parlementaires du Constantinois et d'autres aujourd'hui de la région de Mostaganem, adjurent leurs concitoyens de retrouver le calme et d'interrompre le cycle infernal. Seront-ils entendus ? J'en doute. II faudrait, pour arrêter ces crimes, une puissance qu'ils n'ont pas. Nous avons l'impression d'être invinciblement attirés par un gouffre.
...
LUNDI 9 OCTOBRE 1961

Une lettre du parrain de Geneviève portant en tête : “ Centre d'hébergement de Djorf », nous apprend qu'il a été arrêté à Mascara le 13 septembre et transféré à M'Sila, pour être interné. On est venu de nuit perquisitionner chez lui et l'emmener sans qu'aucun grief ni aucun motif ne lui soient signifiés. Il a été embarqué dans un avion inconfortable, avec d'autres Européens, pour être conduit au camp de Djorf que l'on venait de vider de détenus F.L.N. Ils ont dû, je cite sa lettre :

« S'installer sur les déjections, sur les paillasses de nos prédécesseurs, dans des conditions d'hygiène et de confort désastreux. Plusieurs jours sans eau potable avec comme seul ravitaillement du vin et du pain. »
Dès que ces faits ont été connus dans le Constantinois, une solidarité merveilleuse a joué. Des tonnes de ravitaillement sont parvenues au camp « au point que nous sommes maintenant saturés de tout, sauf de liberté ».

Notre ami, propriétaire près de Mascara, a été pris en plein moment des vendanges. Sa femme a dû en assumer seule la direction, en même temps qu'elle préparait la rentrée scolaire de leurs quatre enfants et tentait de dominer son chagrin. Elle a reçu de touchantes marques de sympathie tant des Européens que des Musulmans. Leurs deux familles sont dans la région depuis quatre générations.

Pendant combien de temps encore garnira-t-on les prisons de gens honorables, simplement parce qu'ils entendent rester Français sur la terre de leurs parents ?

MERCREDI 11 OCTOBRE 1961

Ce matin cinq cents gardes mobiles environ cernent trois immeubles en bas du parc de Galland. Tout le monde alentour est sur les balcons. La hargne s'exhale en cris, sifflets et injures. Après quelques heures de fouilles méthodiques, les gardes repartent emmenant six personnes dont une concierge et son fils de quatorze ans. En quelques minutes la nouvelle se propage. L'indignation grandit chaque jour, à mesure que l'on entend parler de prisons, de tortures et de morts. Les conversations ne sont faites que de cela. Pour un « activiste » réel, combien d'autres sont pris dans cet engrenage infernal pour avoir simplement affirmé trop haut leur volonté de rester Français ? Si on y ajoute les attentats F.L.N. le poids du sang perdu est très lourd à porter.
...

Nous sommes à la veille de la grande épreuve. Elle plane depuis longtemps, nous la sentons qui se resserre. Elle fondra sur nous brutalement, nous
l'attendons en essayant d'affermir notre courage. Que sera-t-elle ? Nous l'ignorons pour ce qui est du domaine transmissible des faits qui s'inscrivent dans l'histoire. Mais nous savons que pour nous, les familles « Pieds Noirs », elle sera pleine de difficultés et d'angoisses, même si elle est notre unique espoir. Tous ici, nous aimerions être plus vieux de quelques mois. Nous croyons foncièrement que la paix est possible dans l'ordre et la dignité, non pas dans le chaos des abandons. C'est ce qui nous permet de tenir aux vents alternés de la politique comme jamais encore une population ne l'a fait. Dans cette lutte très dure, de tous les instants, nous aurions tant besoin d'amitié et de compréhension !

MERCREDI 18 OCTOBRE 1961
...
Le sang versé n'a-t-il pas le même prix ? Il est vrai que ces attentats sont si nombreux dans toutes les villes qu'elles seraient mortes en permanence « avec portes et fenêtres closes, sans personne aux terrasses ni aux balcons ».
Doit-on en déduire l'importance de la quantité ? (Les Européens ne se livrent que très rare ment à leur colère. Vont-ils tirer profit de ces constatations ?

Mais hélas ! il s'agit plutôt du droit de tuer. Le F.L.N. l'a depuis longtemps. Il faut maintenant mater ses victimes pour que désormais elles soient consentantes.

Pendant ce temps, les Musulmans à Paris se plaignent des mesures « racistes » prises contre eux. Là encore on constate que le «racisme » à Paris a une couleur et ici une autre. Et on nous renvoie des brochettes d'« assignés à résidence ». Privés de ressources, obligés de rentrer au pays alors qu'ils n'y tiennent pas du tout, ils iront tout droit grossir les rangs du F.L.N. pour se venger et se réhabiliter aux yeux des maîtres de demain.

Qu'allons-nous devenir ?
Sommes-nous une communauté délibérément sacrifiée ? Hitler, avec ses camps, était plus franc pour les Juifs. A l’angoisse toujours pressente s’ajoutent chaque jour des raisons de désespérer.

SAMEDI 28 OCTOBRE 1961
...
Dans l'immeuble d'en face on a arrêté cette nuit un père de cinq enfants. Je ne le connais pas. Je l'ai vu, soir après soir, au moment des « casseroles »; je l'ai vu sur son balcon, chaque fois qu'il se passait quelque chose d'insolite. Il m'est devenu familier. Ses volets tirés au moment où de toutes les autres fenêtres partent les hymnes me font une lourde peine.

Avant-hier, une jeune fille de quinze ans a été enlevée au salon de coiffure où elle était apprentie. Deux « policiers » sont venus la chercher et son patron n'a pu que prévenir sa famille. Après vingt-quatre heures d'angoisse, les parents ont reçu une lettre d'elle. Elle est à la caserne des Gardes Mobiles aux Tagarins, et demande un manteau et des couvertures. On croit rêver. Ma fille a quinze ans, c'est une gosse. Comment peut-on arrêter des enfants ? On se demande les motifs, on se sent pris de vertige comme au bord d'un gouffre. On vit, les enfants jouent, et tout près de nous se font et se dénouent d'horribles tragédies. Curieux funambules dont le fil est tendu sur des marmites de sorcières, irons-nous jusqu'au bout sans tomber ?

A l'hôpital Mustapha, des détenus en cours de soins s'évadent de temps en temps. Mais aussi des CR.S. viennent de nuit enlever certains malades ou les frappent dans leur lit.

Dans certaines villas, des caves sont le théâtre d'horreurs dignes de l'Inquisition. Une Inquisition servie par des techniques modernes. On en parle, on en ajoute sans doute. C'est tellement indigne qu'on peut à peine y croire. Pourrait-on vivre en se bouchant les oreilles ? Les enfants l'entendent, ils demandent : « L'a-t-on torturé », lorsqu'on parle d'une arrestation.
...
Nous attendons le 1er novembre avec angoisse. L'O.A.S, dit de ne pas sortir. II faut à tout prix éviter les heurts avec les Musulmans, Comment ceux-ci suivront-ils les consignes du F.L.N. ? Ils aspirent tellement à la paix!

LUNDI 30 OCTOBRE 1961

Les trolleys sont en grève depuis ce matin. Hier soir un conducteur musulman a été assassiné par des terroristes. Ses camarades européens et musulmans ont décidé de faire grève jusqu'au moment où on dotera les véhicules d'une protection efficace. L'absence des lourds engins donne à la ville un calme inquiétant. Plus de bruits de freins, ni d'embouteillages dans les rues trop étroites. On aime pourtant mieux les voir circuler.

...
JEUDI 30 NOVEMBRE 1961

Cinq très violentes explosions ce matin avant la levée du couvre-feu.
Il s'agit d'obus piégés qui ont éclaté dans des cafés connus pour être des rendez-vous d'activistes. On dit que c'est l'œuvre des services spéciaux de l'armée. L'indignation est grande en ville. Les plâtras sont rapidement déblayés et à midi on sert l'anisette sur des tables de fortune. Rue Michelet, devant Le Cardinal, on fait la chaîne. Une boîte, « pour la concierge », se remplit de pièces et de billets. La pauvre femme a son logement dévasté. Elle a tout perdu. Mais, comme elle n'habite pas à Paris, demain on ne verra pas dans les journaux son nom ni sa photo. Les postes périphériques ne viendront pas l'interviewer. Qui s'intéresse aux concierges d'Alger ?...

MARDI 6 FEVRIER 1962

Un jeune garçon de première est abattu rue Bab Azoun alors qu'il se rendait au lycée Bugeaud. Un de ses camarades est manqué square Bresson par les mêmes tueurs du F.L.N.

MERCREDI 7 FEVRIER 1962.

Devant le lycée Bugeaud, les élèves bavardent en attendant l'ouverture des portes. Une voiture passe, mitraille les groupes. Deux jeunes gens tombent, l'un d'eux mourra. Les lycées et collèges font grève à partir de cet après-midi. Triste époque où les enfants eux-mêmes ne sont pas à l'abri de la folie sanguinaire.
...
LUNDI 12 FEVRIER 1962
...
II y a quelques jours la presse annonçait en gros titres l'enlèvement du fils du professeur Schwartz par l'O.A.S, La radio nous donnait une interview du père, justement alarmé. Aujourd'hui, une information en tous petits caractères paraît sous la photographie du jeune héros de cette aventure : « Les enquêteurs ne croient pas à un rapt et pensent que l'étudiant a été victime d'une dépression nerveuse, » Pourquoi la presse est-elle si pressée de publier des informations sensationnelles et pourquoi ne fait-elle jamais marche arrière lorsqu'il est prouvé qu'elle s'est trompée ? Point de gros titres pour les rectifications et le lecteur non averti reste sur la première impression.

...
MERCCREDI 14 FEVRIER 1962

Daniel revient, les lycées font grève. On a tué hier deux étudiants qui se rendait au lycée du champ de Manœuvre. C’est la troisième fois ce mois-ci que le F.L.N. tire sur des adolescents.

VENDREDI 16 FEVRIER 1962

Des femmes attendent à la sortie d'une école de Bab-EI-Oued. Tout à coup, une explosion suivie de hurlements. Une Musulmane gît dans son sang, sur le trottoir. Elle portait une grenade qu'elle s'apprêtait à jeter sur les enfants. L'engin a explosé trop tôt, c'est elle qui râle maintenant. II a suffi de quelques secondes pour que les mères aient la vision du drame qui se préparait : leurs enfants mutilés, leurs enfants tués... Saisies de fureur elles se retournent vers l'épave gémissante qui demande la pitié. En avait-elle, lorsqu'elle portait son engin meurtrier ?... Les femmes s'acharnent à la mesure de leur indignation et de leur peur rétrospective. C'est un cadavre que la police leur arrache des mains.

DIMANCHE18 FEVRIER 1962

Nous vivons en vase clos, c’est une force concentrée mais nous savons que c'est aussi une faiblesse. Le temps nous isole, la communauté dont nous sommes issus nous rejette. Plus tard, on parlera peut-être de nous comme du peuple juif. Race prisonnière de ses rites, de ses croyances et aussi de son orgueil renforcé par des haines stupides.

LUNDI 19 FEVRIER 1962
...
...
C'est une villa de barbouzes qui a été attaquée à La Redoute. Ces raclures de bas-fonds, couvertes de l'étiquette de « police parallèle », suscitent l'horreur. La population les vomit et les détecte vite.

C'est la troisième villa qui saute à grand fracas depuis début janvier. Gangsters patentés, grassement payés, ils concrétisent tous les vices et toutes les perversions. Personne ne peut se croire à l'abri de leurs coups. La haine qu'on leur voue est faite de terreur et de dégoût. Certains sont très jeunes. Un psychiatre aurait de jolies fiches à remplir sur chacun de ces amateurs de sang et de chair vive. Ils n'ont même pas leur place dans le monde animal. Les traiter de bêtes serait faire injure à toutes celles qui évitent instinctivement un corps couché sur leur chemin.

Mais que dire de ceux qui les paient, les encouragent et les utilisent !...

MARDI 20 FEVRIER 1962

Hier à midi, un commando O.A.S. a tiré sur une voiture qui sortait de l'hôpital Maillot. Il y avait quatre barbouzes. La voiture a pris feu, au milieu de la rue, devant la foule qui se presse à cette heure sur les trottoirs. Un cercle s'est formé. On a regardé se consumer le véhicule et ses occupants, dont certains n'étaient que blessés. Puis les gens sont rentrés chez eux.

L'horreur appelle l'horreur. Je n'arrive pas à décrire autrement cette scène atroce, à moins de faire du Grand Guignol et cela m'est impossible. Je pense à cette foule qui souffre trop pour savoir encore ce qu'est la pitié. Ces matrones en cheveux, cet employé de bureau, la jeune dactylo pimpante comme on l'est à vingt ans, tout ce qui forme « la population » a regardé l'horrible mort sans sourciller. Je n'ose pas écrire avec joie et, c'est pourtant cela. Une joie tragique, une joie démoniaque, pire encore peut-être : le sentiment d'une besogne d'assainissement.

Qui n'a jamais dans sa vie tué des rats ou brûlé des scorpions ?

MERCREDI 28 FEVRIER 1962

Sept facteurs des P. et T. ont été victimes d'attentats mercredi dernier.

Depuis, il n'y a plus de distribution de courrier, ni de levée des boîtes de quartier.


JEUDI 1er MARS 1962

Mme Ortéga est massacrée à Mers-El-Kébir par des musulmans fanatisés. Ils s'acharnent sur ses deux enfants de cinq et trois ans.

Nous sommes profondément touchés par ces crimes odieux.
Quelle justification peuvent-ils trouver ?

VENDREDI 2 MARS 1962

II est 22 heures. Personne dans la rue. De très rares voitures suscitent notre curiosité. Les patrouilles motorisées arrivent silencieusement au pas d'homme. Il fait doux, nous restons quelques instants sur le balcon. Sur le trottoir, je devine une silhouette dans l'ombre d'un recoin, puis une deuxième, une troisième. Ce sont des jeunes gens très appliqués à peindre des slogans sur les murs et les escaliers. J'avise le museau prudent d'une auto mitrailleuse au bout du boulevard. Les jeunes ne peuvent pas la voir. Je siffle « attention » en étouffant ma voix. Ils filent à toute vitesse, ombres dansantes, leur pot de peinture à la main.

Hélas, ce matin, je n'ai pas pu crier « attention » au jeune homme que j'ai vu bouler comme un lapin sur le même trottoir. Deux rafales, il a couru quelques mètres et il est tombé. Il sortait des Beaux-Arts, le trottoir était jonché de feuilles de copie envolées de son porte-documents. Des gens l'ont transporté à la pharmacie, d'autres ont rassemblé les papiers épars. Il ne restait plus sur le terre-plein qu'une tache de sang. La voiture meurtrière dévalait la rue Edith-Cavell en tirant encore. Affolement dans la rue, tous les gens aux fenêtres. Arrivée de la police, de l'ambulance où l’on charge le blessé avec précaution.

C'est le premier attentat que je vois, c'est un choc. Je regarde l'heure : 11 h. 10, les enfants vont sortir de l'école. Les pensées vont vite : si cela s'était passé vingt minutes plus tard, tous les gosses auraient été dans la rue.
...
...
SAMEDI 3 MARS 1962

Je vais avec Danièle à une messe dite au Sacré-Cœur à la mémoire de six étudiants tués le mois dernier près de leur lycée. L'église est grande mais elle ne peut contenir tout le monde. Nous sommes tellement serrés que quelques personnes se trouvent mal, il faut les évacuer. L'hélicoptère qui tourne au-dessus de la foule massée dans la rue, mêle aux prières son ronronnement agaçant.

LUNDI 12 MARS 1962

Un instituteur et un instructeur ont été tués par le F.L.N. devant leurs élèves, à la sortie des classes. Le personnel enseignant décide de faire grève dans les écoles primaires.


VENDREDI 13 MARS 1962

Des avions piquent sur Bab-El-Oued, ce sont des T.6.
Habitués aux rondes des hélicoptères, nous sommes surpris. Il paraît qu'on tire presque sans arrêt là-bas. Les avions tournent et piquent sur les terrasses.

Je rentre vers 16 heures dans mon quartier. Les mères quittent rapidement le parc, entraînant leurs enfants. Je ne sais quelle rumeur les a effrayées. Le boulevard se vide lui aussi. Les magasins ont leur rideau mi-baissé, prêts à fermer.

Les avions piquent toujours au loin.

Le couvre-feu est institué de 21 heures à 5 heures, illimité pour Bab-El-Oued.
Nous attendons la soirée avec anxiété.

La Préfecture de Police recommande de respecter le couvre-feu et de ne pas rester aux fenêtres.
J'ai vu tout à l'heure les traces de balles sur les murs boulevard Saint-Saëns, rue Michelet, les vitres cassées, les gravats sur la chaussée et les équipes de la R.S.T.A. qui réparent les fils sectionnés des trolleys.

Tout est calme. Soudain, c'est la fusillade proche. On dirait que des coups partent du côté du Palais d'Eté et d'autres de la Rue Michelet. Mitraillettes et mitrailleuses crépitent quelques minutes.

Quelles tragédies dans certaines familles ! Ce matin au Champ de Manœuvres, on a embarqué des hommes dans des camions pour « vérification
d'identité ». Plus de cent, des enfants aux vieillards, on a peine à y croire, on est accablé.
La radio annonce que des chars petit à petit pénètrent dans Bab-El-Oued. Le quartier est totalement bouclé et la gendarmerie fouille les immeubles du pourtour. Cinquante mille Européens vivent là, qui sont nés là, qui veulent y rester et qui vont peut-être y mourir ce soir, demain, dans un grand geste désespéré. Mourir sous des balles françaises, parce qu'ils veulent rester Français et ne pas être dépossédés de leur pays natal..

Notre guerre est écrasante, mêlée à notre vie plaquée au moindre de nos gestes.
Quelle volonté démoniaque nous poursuit, nous détruit froidement, systématiquement.
Pourquoi nous ? Nos familles éclatées, nos enfants dévoyés par tout ce qu'ils voient ou entendent.
Comment leur parler de Patrie si la nôtre nous persécute ? Comment leur faire aimer leur sol natal si on les en chasse ? Comment leur donner le sens de l'honneur si l'on piétine tous les serments, et celui de d'homme si on l'écrase ?...

MERCREDI 14 MARS 1962

La concierge de l'immeuble d'en face vient nous prévenir : le jeune
Jean-François Durand que nous avons vu tomber l'autre jour sous les balles des tueurs F.L.N., est mort ce matin après une terrible agonie. Ses camarades des Beaux-Arts ont décidé d'apposer une plaque sur le pylône devant lequel il s'est écroulé. La cérémonie est prévue pour 18 heures, il faut toucher le plus de monde possible.

Nous sommes consternés.

Nous ne connaissions pas ce jeune homme, mais il n'a pas vingt ans et meurt de la plus stupide façon. Quelle révolte devant notre jeunesse délibérément tuée sans que rien n'arrête les attentats. Vingt ans! Il descendait les marches en bavardant, je revois son porte-documents, ses papiers épars... Sortie d'une école... Mes enfants demain! Ma gorge se serre. Nous serons ce soir à la cérémonie.

Un peu avant 18 heures, les gens arrivent par petits groupes et stationnent sur le trottoir. La bise aigre d'un mois de mars soudainement glacial transperce les manteaux. Silencieux, nous attendons de chaque côté du boulevard. Un jeune homme et une jeune fille en larmes descendent les escaliers. Ils refont, avec la plaque qui porte son nom, le dernier trajet de leur ami. Les groupes se rapprochent. Les automobiles très nombreuses à cette heure sont stoppées pour quelques minutes. La plaque est accrochée au pylône ainsi que plusieurs bouquets de fleurs. Les spectateurs très émus se recueillent puis se dispersent. Les autos repartent, saluant des cinq notes la mémoire de ce pauvre enfant

JEUDI 15 MARS 1962

Toute la soirée, nous avons regardé, de temps en temps, ce pylône étrange, comme ennobli par les fleurs blanches. De toutes les fenêtres, les rideaux se sont soulevés de loin en loin. Veillée funèbre pour cette âme dont une famille effondrée veillait quelque part le corps martyrisé.

Ce matin, stupeur! Plus de plaque, plus de fleurs! Le service d'ordre les a enlevées pendant la nuit. J'aimerais parler à un de ces hommes. Gardes mobiles ? C.R.S. ? Jeunes du contingent ?... C'est, paraît-il, une patrouille de ces derniers qui a profané le mausolée improvisé. Je lui dirais :

Comment avez-vous pu toucher à ce mort qui a presque votre âge ? Avez-vous jeté la plaque au fond de votre camion comme un vulgaire bout de bois ? Et les fleurs pêle-mêle pardessus, pressés de trouver la première décharge publique pour vous en débarrasser ? Ou, au contraire, avez-vous senti que ce bois avait une âme, l'âme de cet enfant, et que les fleurs étaient lourdes des amitiés qui le pleurent et des inconnus qui le plaignent ? Alors, prenant ces reliques d'une main délicate, les avez-vous pieusement déposées avec le respect dû aux victimes innocentes ?

Petit à petit le pylône refleurit. Modestes bouquets, gerbes somptueuses, mains d'enfants ou de vieillards cassés, tout le quartier a réparé l'outrage. Vers 11 heures, on accroche au-dessus des fleurs la photographie du jeune homme. Les voitures klaxonnent, les passants s'arrêtent une minute.

VENDREDI 16 MARS 1962

Ce matin les fleurs sont toujours là et la photographie, enlevée hier soir par précaution, a repris sa place.

 

SAMEDI 7 AVRIL 1962

Les attentats se succèdent à un rythme effarant.
Ce matin nous avons été réveillés par une série de sept bombes.!
En sortant de mon cours je vais effectuer des achats rue Hoche. A un carrefour, je vois un fusil-mitrailleur en position sur sa béquille. Il faut que je passe devant lui puisqu'il barre le trottoir.
Les quatre angles des rues sont bien gardés. J'accélère le pas, je supporte mal la vue de ces armes et de ces uniformes. Rue Hoche, rue Michelet, il y a un soldat tous les cinq mètres. je me hâte de rentrer, inquiète.

Nous apprenons vers 18 heures, que le service d'ordre a arrêté le lieutenant Degueldre dans un appartement de la Robertsau. Ce n'est pas très loin de la rue Hoche, tous les soldats que j'ai vus faisaient sans doute partie du bouclage.

DIMANCHE 8 AVRIL 1962

Depuis hier les balcons s'ornent de tricolore pour affirmer que nous sommes français au même titre que ceux qui, loin de nous et de nos problèmes, votent en ce moment. Ils ne savent pas ce qu'ils font et nous n'avons plus le courage de leur pardonner.


VENDREDI 13 AVRIL 1962

A 22 heures la radio annonce que le général Jouhaud, arrêté à Oran il y a quelques jours, est condamné à mort.

Le journal d'hier nous apprend la mort de Robert Boissières, dix-neuf ans. Jeudi soir, il dînait en compagnie de son frère aîné chez la fiancée de ce dernier. Vers 11 heures ils rentrent à pied dans le quartier de la Redoute. Un groupe de jeunes gens court sur la chaussée suivi de près par une patouille de métropolitains. Les Boissières s'arrêtent. Les jeunes gens prennent une petite rue et disparaissent dans la nuit. La patrouille revient sur ses pas et retrouve les deux frères. Bruit de culasse, les jeunes gens s'aplatissent sur le trottoir. Les soldats s'approchent et, presque à bout portant, tirent deux balles dans la tête de Robert et une rafale sur son frère. Robert Boissières est mort hier matin; son frère exsangue est dans un état grave. C'est ce que raconte à mon mari un de leurs cousins.

JEUDI 19 AVRIL 1962

Toute la journée les fidèles ont dit des chapelets à l'église du Sacré-Cœur pour demander la grâce du général Jouhaud. L'après-midi, je vais faire des courses en ville. Devant la porte de la banque, place de la Poste, les fleurs sont toutes fraîches. Les passants silencieux et émus lisent les inscriptions. Sur une gerbe, des décorations sont épinglées avec la mention : « Des officiers écœurés» J'entends derrière moi une dame qui dit à une autre : « Aujourd'hui, il y en a cinq, hier il n'y en avait que trois. » Sur un bouquet modeste on lit : « Une Belge qui ne veut pas que l'Algérie Française soit un Congo. »

Hier, le haut-commissaire et Farès sont venus « prendre contact avec les fonctionnaires de la Délégation Générale, rue Berthezène », disent tous les journaux. Ils sont arrivés en hélicoptère à la caserne des Tagarins, accompagnés de fonctionnaires du Rocher-Noir. Dix automitrailleuses les protégeaient jusqu'à la Délégation qui était entourée de nombreuses troupes. Des soldats étaient postés sur toutes les terrasses. Ces messieurs sont arrivés dans des bureaux vides et ils ont fait leurs discours devant les fonctionnaires qu'ils avaient amenés. Ceux qui y travaillent habituellement avaient été refoulés par le service d'ordre.

VENDREDI 20 AVRIL 1962

Nous apprenons en fin d'après-midi que le général Salan a été arrêté dans un immeuble rue des Fontaines. Du treizième étage du Lafayette où je passais l'après-midi j'ai vu une partie des véhicules de la gendarmerie qui cernaient trois immeubles. C'est là que se trouvait le général. La radio nous dit qu'on a arrêté en même temps sa femme, sa fille qui doit avoir quinze ans et le capitaine Ferrandi. Nous sommes consternés.

SAMEDI 21 AVRIL 1962

Des instructions strictes ont été données aux forces de l’ordre pour riposter immédiatement à toute agression avec tous leurs moyens. En conséquence, la population est informée que l’accès des terrasses est interdite ; elle est formellement invitée à ne pas stationner près des fenêtres et sur les balcons et à éviter tout déplacement superflu sur la voie publique.

Autrement dit, nous pouvons être tués à tout moment par les « balles perdues » d'un service d'ordre qui aura la conscience tranquille, puisque nous sommes prévenus, II eût été plus opportun de diffuser ce communiqué hier soir, lorsque après l'explosion, les gendarmes mobiles ont dirigé leurs projecteurs sur les façades des immeubles voisins et tiré dans les fenêtres. Ces méthodes rejoignent celles pratiquées avec une plus grande violence à Oran, Un communiqué nous dît même que dans cette ville l'aviation tirera sur les commandos OAS. qui se manifesteront dans les rues. Peut-on nous dire si l'aviateur saura poursuivre le tireur objet de sa mission, et épargner le passant que la fatalité aura conduit en cet endroit au même moment ? Que l'armée tire sur des commandos O.A.S. est conforme à la guerre que le gouvernement a décidé de mener à outrance. Mais comment admettre le peu de cas que l'on fait de la population ? Pour une auto piégée, on tire sur des façades; pour des attentats dans la rue on tirera sur n'importe qui. Les mères qui vont au marché, les gosses qui vont à l'école, les gens qui vont au travail n'ont qu'à bien se garer.

Depuis le blocus de Bab-El-Oued, ce n'est pas à l'O.A.S. que la guerre est déclarée, mais à la population. Il faut qu'elle paie son idéal, sa fidélité, son courage quotidien, mais surtout qu'elle paie son existence. Si les Français d'Algérie n'existaient pas, il n'y aurait pas de problème. Pas de problème pour M. De Gaulle qui aurait déjà tout largué en se lavant les mains ; pas de problème pour le métropolitain qui pourrait digérer en paix, sans trembler, en lisant dans son journal les méfaits de l'O.A.S.; pas de problème pour le garde mobile qui met d'autant plus de rage à accomplir sa mission qu'il est peut-être moins fier de lui.

Ce désir de brimer la population existe jusque dans les moindres détails.

Ce matin, entre 10 et 12 heures, on a « ramassé » au hasard les hommes jeunes qui passaient dans le boulevard Saint-Saëns ou le boulevard du Télemly. On les a emmenés dans les locaux de la police pour « vérification d'identité ». Cela leur permettra de passer une nuit inconfortable tandis que leurs familles seront dans l'angoisse. On en prend deux cents pour en garder dix, peu importe la souffrance des innocents.

MERCREDI 25 AVRIL 1962

Nos voisins du troisième sont bouleversés. Leur fils (dix-huit ans) a été embarqué rue Michelet dans un camion de l'armée, et dirigé sur le camp de Béni-Messous. Fourrière nouveau style, les camions descendaient lentement la rue et les patrouilles les remplissaient d’hommes de tous ages pris sur les trottoirs.

JEUDI 26 AVRIL 1962

J’apprends que les gardes mobiles viennent de faire une rafle de tous les jeunes gens qui passaient. Ces opérations se font à l’improviste dans divers quartiers.

Cet après-midi, je voulais me rendre Place de la Poste, c’est impossible.

Une Automitrailleuse stationne au carrefour de la rue Edith Cavell et de la rue Michelet. Des soldats arpentent les trottoirs, arme braquée vers les façades. Je devais aller rue Michelet, j'y renonce. ...

Il y a, paraît-il, beaucoup de monde rue Michelet. En début d'après-midi on pouvait encore passer à pied. Pourtant, des personnes photographiant les fleurs ont été molestées par le service d'ordre. Depuis ce matin, les fleurs s'étalent sur la façade de la banque devant laquelle tant de malheureux ont été tués. Les gerbes sont si nombreuses qu'elles ont été accrochées jusqu'au troisième étage. J'aimerais y aller, mais je suis sans courage à la pensée revoir les canons des armes dirigées sur les passants. L'émotion est encore trop «récente, pourrai-je l'oublier ?...

Aujourd'hui, rue Bab-Azoun, les commerçants qui ont encore le courage d'y ouvrir leur magasin, ont pu assister à un curieux spectacle :
six soldats français, les bras en l'air, fouillés consciencieusement par les civils du F.L.N.

VENDREDI 27 AVRIL 1962

Hier soir, à 18 heures, les C.R.S. ont enlevé les fleurs de la banque.
Arrivés avec un camion ils ont chargé celles du trottoir. Ne pouvant atteindre les autres accrochées aux balcons, ils ont téléphoné au directeur de la banque pour faire ouvrir la porte. Celui-ci a répondu qu'on ne pouvait accéder aux étages par l'intérieur. Des travaux de réfection sont en cours, il n'y a pas d'escalier. Il est donc préférable d'enlever les fleurs de l'extérieur. Les C.R.S., n'étant pas de cet avis, ont fracturé la porte de la banque. Le directeur en l'apprenant porte plainte pour effraction.

Ce matin, grève des P. et T. et des banques pour protester contre la disparition de certains membres du personnel.
...
Le fils de nos voisins est rentré cet après-midi. Il raconte :

« On nous a arrêtés rue Michelet et emmenés sans explications au camp de Béni-Messous. Nous avons présenté notre carte d'identité qu'ils ont gardée, On nous a répartis dans des cabanes où nous avons trouvé des couvertures et des paillasses extrêmement plates bourrées de punaises. Il y avait avec moi des hommes de tous les âges, un infirme, et même un gosse de treize ans pris avec son père. Nous n'avons presque pas dormi de la nuit. Le lendemain, la Croix-Rouge est venue apporter des vivres, des jeux de cartes et des cigarettes. La journée s'est étirée sans qu'officiellement on nous dise quoi que ce soit. Vendredi matin, après une autre mauvaise nuit, nous avons répondu à l'appel. Ensuite, nous avons nettoyé et rangé les baraques en attendant un autre passage de la Croix-Rouge. Ces visites nous étaient d’un grand réconfort. L’après-midi, on nous a appelés pour nous rendre nos papiers et sans autre explication des camions nous ont ramenés jusqu’à El-Biar. »

Il paraît que ces rafles permettent la constitution d’un fichier.

(on voit là l’emprunt des Foccart, Ponchardier et Lemarchand, responsables des barbouzes de De gaulle.)

MERCREDI 2 MAIS 1962

Les dockers ont arrêté une camionnette conduite par des Européens qui, par malchance, passaient là, et les ont égorgés.

Mon mari est allé inspecter le chantier d'El-Affroun.
Pourvu qu'il ne soit pas arrêté par des barrages F.L.N. !

Un monsieur nous racontait hier qu'ils lui avaient déchiré tous ses papiers parce qu'il n'avait pas dix mille francs sur lui pour payer son « passage ». Il estimait s'en être tiré à bon compte, tout en étant très ennuyé. Il y en a tant d'autres qui sont enlevés ou même assassinés sur place...

JEUDI 3 MAI 1962

L'entrepreneur qui travaille au chantier de la d'El-Affroun téléphone à mon mari. Des civils F.L.N. sont venus en fin de matinée donner l'ordre aux ouvriers de cesser le travail. Ils ont obéi immédiatement. Il s'agit de la construction d'un poste d'interconnexion électrique.
Cela dénote l'anarchie qui règne, l'autorité est à qui la prend par la force.

II paraît qu'il y a eu aussi des règlements de compte dans la Casbah entre F.L.N. et M.N.A. On dit que la fusillade d'avant-hier chemin Picard et l'auto piégée d'hier sont le fait du M.N.A.

Un ami de l'Arba nous apprend que toute une famille a été enlevée sur la route en allant à Baraki (vingt kilomètres d'Alger); deux agents de police ont également disparu mais on n'en parle pas.

VENDREDI 4 MAI 1962

Belcourt est interdit depuis ce matin dans le style Bab-el-Oued, on ne sait pour combien de temps.

MERCREDI 9 MAI 1962

Depuis hier, soixante rues sont interdites au stationnement automobile. La circulation est très compliquée.

Les S... ont fermé leur magasin rue Bab-Azoun ainsi que les quelques commerçants courageux qui tenaient encore.

Avant hier soir, des musulmans excités sont descendus de la Casbah. Ils ont lynché à mort un ouvrier européen qui passait square Bresson et malmené un jeune ménage. C'est alors que les commerçants ont baissé leur rideau pour ne plus le rouvrir. La rue est vide, gardée par la troupe. Quelle tristesse pour ceux qui ont connu les heures prospères de ce quartier populeux et vivant !
Depuis plusieurs jours les enlèvements se multiplient. Le F.L.N. prend même des enfants dont on voit ensuite la photographie dans le journal pour les « recherches dans l'intérêt des familles ». On retrouve de temps en temps un cadavre exsangue.

Il paraît qu'on saigne à blanc ces malheureux pour des transfusions pratiquées dans de mystérieux hôpitaux de la Casbah. C'est tellement horrible qu'on a peine à le croire.

Les pharmaciens sont en grève aujourd'hui car deux d'entre eux ont été enlevés ce matin.

JEUDI 10 MAI 1962

Le quartier du haut de la rue Michelet est toujours bouclé.
Un véhicule roule sur le boulevard. II est rempli de jeunes qui passent les bras par les fenêtres et tapent joyeusement « Al--rie Fran-çaise ». Ils se rendent dans un service civil quelconque. Depuis quelques temps les jeunes étudiants se dévouent sur le marché, dans les fermes ou les services de la voirie pour tenter de conserver un aspect normal à notre vie.

Nous apprenons que les gardes mobiles les ont stoppés au Palais d'Eté et ont dirigé sur le camp de Béni-Messous ceux qui avaient plus de dix-huit ans.

Une jeune femme et son enfant ont été enlevés près de la gare de l'Agaha. On parle aussi de quatre enfants à EI-Biar et d'un jeune couple en haut des escaliers qui montent au boulevard Galliéni. Ces nouvelles avivent une angoisse dont il est difficile de se libérer.

De la fenêtre, je vois des lueurs rouges au loin sur le bord de l'eau. Ce sont des voitures qui brûlent à la décharge publique près de la route Moutonnière, Elles stationnaient dans les rues interdites, l'intervention des forces de l'ordre fut rapide et efficace...

DIMANCHE 13 MAI 1962

Triste anniversaire. Le temps est à l'unisson, il fait gris et frais.
Peu de circulation. La journée ne se prête guère aux sorties à la plage et des craintes diverses retiennent les Algérois chez eux. Il paraît qu'il y a eu soixante enlèvements dans la semaine. D'autre part on craint les rafles du service d'ordre.

Même lorsqu'on n'a rien à se reprocher, la perspective de coucher à Benî-Messous n'est pas agréable.

Hier, au Rocher Noir, on a pris des mesures en vue de détruire l'O.A.S, et de réduire la résistance des Européens. Des milices musulmanes vont être armées, quinze mille hommes de la force locale implantés en ville, et dans les commissariats il y aura des gardes mobiles assistés de policiers musulmans. Ces mesures avivent l'inquiétude au moment où on retire aux Européens l'autorisation de posséder des armes même déclarées.

LUNDI 14 MAI 1962

Dans un appartement de la rue Michelet, deux enfants de six et trois ans ont été égorgés. La bonne indigène de leurs parents a disparu. A-t-elle commis elle-même cet horrible forfait, ou a-t-elle été complice du meurtrier ? Elle a en tout cas profité de l'absence de leur mère partie, en confiance, faire des courses. Au retour, elle a trouvé la porte ouverte et les deux petits cadavres dans la salle de bain. Combien de fois n'ai-je pas moi-même laissé les miens à Zorah! C'est abominable.

Le couvre-feu est instauré à 19 heures. Les commandos F.L.N, ont attaqué les Européens en divers points de la ville. A Dîar-Es-Saada, ils ont mitraillé un groupe d'enfants qui jouaient dans la cour. Les deux de ce matin ne suffisaient sans doute pas.

VENDREDI 18 MAI 1962

Mme S... est bouleversée. Ce matin elle a téléphoné à deux personnes qu'elle connaît depuis plus de trente ans. Ce sont deux fragiles petites vieilles qui ont près de soixante-quinze ans. Leur père était le médecin des parents de Mme S... Elles sont nées ici rue Jules-Ferry (parallèle à la rue Bab-Azoun) et y ont toujours vécu. Peu fortunées, elles ne sont allées en métropole que deux ou trois fois dans leur vie. Une voix d'homme répond avec l'accent arabe : « Les demoiselles sont à Hydra » et donne le numéro de téléphone. Mme S... appelle Hydra. L'une d'elles répond, les larmes dans la voix :

«Nous sommes réfugiées chez notre nièce. Des musulmans nous ont expulsées, sans nous laisser rien emporter. Nous avons tout perdu. Nous ne pouvons parler au téléphone, mais si nous nous revoyons je vous raconterai tout. Notre nièce va nous amener en métropole dans un asile de vieillards

Pauvres femmes, qui ne peuvent même pas terminer leur vie en paix !
Les Européens aidés par l'armée, déménagent de la rue Bab-Azoun. Les magasins fermés depuis plus de huit jours commencent d'être pillés.

SAMEDI 19 MAI 1962

Mlle B…m’apprend que les jeunes détenus à Camp du Maréchal sont gardés par les soldats musulmans de la force locale. Son frère doit être libéré cet après-midi. Elle est joyeuse mais ne sera réellement rassurée que lorsqu’il sera là.

MARDI 22 MAI 1962

Hier après-midi une patrouille a été attaquée à Haouch-Addah près d'Alger. Cet incident a permis de découvrir un charnier où gisaient treize corps horriblement mutilés. Parmi eux, celui du père d'une de mes élèves.
Parti hier matin comme à l'ordinaire, il n'est pas rentré à l'heure du déjeuner. Le corps était dans un tel état que sa femme n'a pas été autorisé à le voir à la morgue de l'hôpital. Aujourd'hui, avec sa fille, elles ont pris l'avion pour la métropole.
Je suis obsédée par l'image de l'enfant blonde, rieuse, dont les douze ans se chargent tout à coup de ce mort hideux qui incarne la dernière image de sa vie douillette et protégée. Que va faire d'elle ce choc inhumain ?

Les départs s'accélèrent. Les scènes sur les quais ou les pistes doivent être pénibles. La radio disait hier qu'une petite fille avait eu les jambes brisées dans une bousculade à l'embarquement sur le bateau. Ce n'est même pas la jungle, mais la panique abjecte.
Pourquoi n'en sommes-nous pas contaminés ? Manque d'imagination ? Les découvertes comme celles d'hier soir sont pourtant là pour nous rappeler aux réalités.
Fatigue extrême qui nous fait nous terrer où nous sommes et confier au destin le soin de choisir pour nous ?
Espoir fou d'un miracle qui redonnera un sens normal à notre vie ?
Ou conscience que l'on ne respecte pas une coquille vide ?...

L'idée du risque que nous courons avec les enfants me fait frémir d'angoisse.
Franceline, étudiante en deuxième année de médecine qui fait son stage à Mustapha,]me dit que les médecins lui ont interdit l'entrée de la morgue. « Nous n'avons jamais vu de pareilles horreurs! » disent-ils. Pourtant, ils doivent être endurcis depuis longtemps.
Quel calvaire ont vécu ces pauvres hommes ! D'après l'état des deux rescapés, il y a tout lieu de penser qu'ils ont été mutilés vivants.

JEUDI 24 MAI 1962

Le général Salan a bénéficie des circonstances atténuantes et a donc été condamné à la détention perpétuelle. La surprise est grande ici. Cette nuit, vers minuit, ceux qui avaient veillé en attendant le verdict se sont précipités vers leur balcon pour scander « Algérie Française ». L'étonnement passé, on s'interroge et on pense au général Jouhaud.

Sept corps de plus non identifiables, ont été retirés du charnier.

Un dominicain me disait hier que c'étaient quatre-vingts corps que l'on avait découverts sans toutefois en avouer le nombre. Tous les jours, six ou huit noms paraissent dans le journal sous le titre « Recherches ». Quelle angoisse pour ces familles qui, n'ayant pas de dépouille à ensevelir, penseront aux morts anonymes où se trouve peut-être le leur. Nous n'aurons pas de peine à choisir un « Pied Noir in connu » pour le futur mausolée à l'Algérie perdue.

Il paraît que vendredi le président Farès aurait rencontré le colonel Gardes dans un lieu très secret protégé par l'O.A.S. Farès lui-même a dit publiquement qu'il accepterait de consulter toutes les tendances, même l'O.A.S., pour rétablir la paix.

MARDI 29 MAI 1962

La radio annonce la découverte d’un nouveau charnier à Bouzardah contenant une dizaine de corps

SAMEDI 2 JUIN 1962

L'exode massif vers la métropole a achevé de nous démoraliser. La panique est contagieuse, elle force ceux qui voulaient rester à se poser d'épuisantes questions. Pourtant, les scènes lamentables qui se déroulent sur les lieux d'embarquement n'encouragent pas au départ. Des familles couchent sur l'aérodrome, attendent de longues heures sous le soleil, trimbalent de lourdes valises et traînent des gosses pleurnichant. Sur les quais, c'est pire, pour aboutir à l'inconfort d'un pont où une chaise longue se loue très cher.

Les cabines sont souvent réservées à des prioritaires, des familles de fonctionnaires, des C.R.S. et cela suscite bien des rancœurs. On parle des trafics honteux, cent nouveaux francs pour un passage (en plus du prix du billet bien entendu) et même de voitures laissées aux C.R.S. de garde pour un tour de faveur. Pour nous qui restons, c'est l'écœurement devant la panique qui s'étale et l'exploitation éhontée d'une triste situation.

Par la voie hiérarchique, on a demandé aux ingénieurs de l'E.G.A. leur position après l'autodétermination : quatre-vingts pour cent désirent être mutés en métropole si l'Algérie devient indépendante. Même pourcentage aux chemins de fer et dans l'enseignement, c'était prévisible depuis longtemps. Cette fuite éperdue de tous les Européens inquiète le gouvernement français et même le F.L.N. C'est une lourde menace pour l'avenir de l'Algérie économique, où l'asphyxie du commerce pèse déjà. Les magasins ferment les uns après les autres, même ceux d'alimentation. On parle d'arrêt des « Galeries de France » pour un congé exceptionnel. De nombreux magasins et des entreprises veulent ainsi libérer leur personnel entre le 13 juin et le 15 juillet.

DIMANCHE 3 JUIN 1962

Un ménage qui habite Belcourt a été expulsé par des musulmans, responsables F.L.N. en tête. Bien heureux d'avoir le droit d'emporter deux valises. La dame pleurait en racontant à Mme R... « Je les entendais se partager mes affaires alors que nous n'étions même pas en bas. Et ils se disputaient.., » Ces gens ne sont pas jeunes. Ils n'ont plus rien, et ont pris l'avion ce matin.

Je suis allée voir Mr F... à Saint-Eugène, Je lui racontais cette navrante histoire sans penser qu'elle fixait de douloureuses inquiétudes. « Nous risquons nous aussi dans quelques jours d'être à la rue, il n'y a plus que trois Européens par ici. Lorsque les musulmans verront ces maisons vides, ils s'y installeront sûrement et en même temps dans les autres. » Elle va mettre chez, moi une ou deux valises. Notre quartier semble à l'abri des risques de pillage, mais est-ce certain ? Bien des familles transportent ainsi des colis les uns chez les autres, avec l'espoir de sauver quelques objets qui leur sont chers.
Mlle T… me raconte que samedi à Bouzareah elle a vu des militaires pénétrer dans un appartement vide et prendre ce qui leur convenait. Ils étaient là pour assurer la protection d'un déménagement. Ils ont vu un appartement fermé de l'autre côté de la rue et sont allés se servir sans hésitation. C'est le logement d'un musulman. Mr T... et son père qui, de chez eux, assistaient à la scène, étaient indignés.

MARDI 5 JUIN 1962

Une émission « pirate » a annoncé ce soir que la trêve est prolongée de quarante-huit heures. Ce calme provisoire n'engendre pas l'optimisme. Les départs sont de plus en plus nombreux. On craint un regain de panique après le 15.
Un sous-lieutenant a été tué ce matin par des musulmans devant une villa de Beau-Fraisier. Après un bref combat, ses soldats ont pénétré dans la villa et ont trouvé deux cadavres tellement mutilés qu'il n'a pas été possible de reconnaître s'il s'agissait de musulmans ou d'européens. Nous sommes saturés d'horreurs et je comprends les gens qui fuient cette ambiance. Moi aussi je vais peut-être me décider tout coup.

MERCREDI 6 JUIN 1962

Un ami de l'Arba est venu nous voir cet après-midi. Le F.L.N. règne en maître là-bas, et fait maintenant inscrire la population pour voter. Les Européens sont presque tous partis. Entre l'Arba et Rovigo, à Roumili, se trouve un camp où le F.L.N. garde des personnes enlevées à Alger ou dans la région. Certaines sont torturées ou tuées, d'autres en ressortant sans aucun mal, et sans savoir pourquoi elles sont soumises à un régime plutôt qu'à un autre. Il est ahurissant de penser que ce camp existe (à environ vingt kilomètres d'Alger) et qu'on ne va pas délivrer les malheureux qui s'y trouvent. Un habitant de l'Arba, Robert A..., y a été amené il y a quelque temps. Il a été malmené puis oublié dans une geôle. Un matin ses gardiens s'apprêtaient à le pendre simplement. Deux gradés F.L.N. eux aussi originaires de l'Arba arrivent à ce moment-là. « Oh ! Robert, qu'est-ce que tu fais là ? Je ne sais pas. - Si tu n'es pas sur la liste, on va t'en sortir! » II n'était pas sur la liste fatale, ils l'ont reconduit eux-mêmes au village.

Nos vies sont suspendues à de bien faibles chances, ou de bien grands miracles.

MARDI 19 JUIN 1962
...
Nous sommes revenus à la banque ce matin. Quelques musulmans se risquent jusqu'à la place de la poste. On revoit aussi des fatmas dans notre quartier. Dans quelque temps ils reviendront tous chercher du travail. On se demande comment ils ont vécu jusqu'à maintenant. Quelques distributions de vivres dans leurs quartiers n'ont pas dû beaucoup améliorer leur vie. Ils trouveront bien des portes closes. Les premières beautés de l'indépendance risquent d'être amères.

L'Union Générale des Travailleurs Algériens annonce que les musulmans se présenteront à leur travail demain dans tous les secteurs.

VENDREDI 22 JUIN 1962

Nous décidons d'expédier trois malles contenant du linge et des couvertures. Mon mari les amène au port à 8 h. 30. Il obtient le numéro trente-neuf et rentre», à 18 h. 30, fourbu et dégoûté d'avoir encore une fois passé la journée debout sur le quai. Une femme lui a proposé pour quinze mille francs le ticket numéro huit, il a refusé. Des trafics éhontés s'organisent et vivent de la détresse morale qui conduit les Algérois en masse sur le port. On paie dix ou vingt mille francs le grutier qui embarque votre voiture avec un tour de faveur, dix mille francs de supplément une chaise longue sur les ponts d'un bateau... On se « débrouille » et la canaille en vit. Quel est le premier qui a accepté de verser une dîme ouvrant ainsi la voie à tous les abus ?

On imagine sans peine que, si personne ne payait, les départs auraient lieu quand même. Inversement, puisque d'autres le font, on s'aligne, pour ne plus attendre, pour fuir, pour ne plus voir ceux qui piétinent interminablement et ne peuvent pas choisir la solution facile. Ils patientent des heures sous le soleil, témoins impuissants et rageurs des resquilles en tous genres. Parfois, rendus furieux, ils crient et cognent à travers.
...
De nombreuses bonnes sont revenues, les ouvriers musulmans ont repris leur travail. Depuis hier, le couvre-feu est levé complètement. Une camionnette marquée « F.L.N. » en klaxonnant six brèves (Al-gé-rie Al-gé-rienne) a descendu hier la rue Michelet. Des slogans apparaissent sur les murs et sur les autobus : vive le peuple victorieux », Algérie Presse Service, agence du F.L.N. a diffusé ce matin son premier journal. A la télévision et à la radio, la campagne électorale est commencée. Musulmans et Européens se succèdent pour demander à la population de voter « oui » à l'indépendance.

Mon journal s'arrête deux jours avant mon départ. Une partie de ma vie s'est terminée lorsque, du bateau j'ai vu s'éloigner les maisons blanches qui bordent la baie, les arcades du boulevard du front de mer, les grands immeubles de mon quartier. J'ai voulu tout fixer une dernière fois avant que les lignes ne s'estompent dans le lointain. Sanglotante, je me suis effondrée contre le bastingage, le visage enfoui dans mes bras repliés. J'ai pleuré sans honte et sans retenue, comme cet autre jour, en mars, rue d'Isly, Je savais que je n'étais pas la seule à le faire et que ceux qui me regardaient avec un calme apparent, sombreraient comme moi, demain.

Je sais que mes enfants pourront s'adapter à de nouvelles conditions de vie. Pourtant, je m'inquiète pour eux des premiers contacts avec les groupes de gosses de leur âge, avec les nouveaux maîtres dont dépend leur avenir. Je crois que nous avons réussi à les préserver, parce que nous avons eu la chance que nos épreuves s'arrêtent aux limites de notre résistance.
Mais tous les autres ? Tous ces enfants témoins lucides et effarés de la décomposition de leur univers ? Ils ont vu éclater le cadre de leur vie : école fermée ou brûlée ; foyer démantelé ; parents, écrasés de fatigue, minés par le chagrin, épaves abandonnant leur rôle tutélaire. Avec la terrible lucidité de l'enfance, ils ont tout enregistré, à la fois mûris et désemparés. L'oreille encore pleine des derniers sifflements des balles sur les quais, ils ont trouvé, en métropole, l'ambiance déprimante des centres d'accueil, ou les interminables marches sur les trottoirs d'une ville inconnue, à la recherche d'un nouveau toit. Enfants blessés, que vont-ils devenir ? Seront-ils le chien galeux que l'on lapide avec la férocité de l'enfance, l'étranger dont on se méfie, ou le frère prodigue qu'on aime et guide sûrement, parce qu'il a trop souffert ?
...
Maintenant que les vies sont sauves, commence pour les mères une nouvelle attente. Que vont devenir nos enfants au cœur chargé de souvenirs trop lourds ? Tant de mots font un mal irrémédiable aux êtres fragiles et désaxés.

Saura-t-on les aider, les aimer ? Nous pensions en avoir fini avec l'angoisse. La voici qui renaît sous un nouveau visage : après avoir perdu notre pays, verrons-nous nos enfants dénaturer leur âme ?

Journal d’une Mère de Famille
Pied-Noir par Francine DESSAIGNE

Presses d’Emmanuel GREVIN & Fils
A LAGNY-SURMARNE, le 28-05-1963



 
- Comite Veritas
- Alger 26 Mars 1962
- Ravin Rouge - Le Film
- le site des Bônois
- Pied-Noirs Aujourd'hui
- Association-Mostaganem
- Armand-Belvisi
- Bivouac-Legion.com
- Jean-Paul Gavino
- Le site du Clos-Salembier
- Mauvaise Graine
- Les Souffrances Secrètes
- Tenes Algerie
- Annuaire web africain
- http://mascara.p-rubira.com
- ADIMAD
- Site de Jaques Vassieux
- http://www.enfant-du-soleil.com
- Cercle algérianiste de Montpellier
- Pointe Pescade
- Jean-Pax Meffret
- Les tournants Rovigo
- l'Echo-Chons Patriotes
- Jocelyne Mas
- Coalition Harkis
- Le coin du popodoran
- http://oran1962.free.fr
- MIGDAL
- Ass. victimes du 26 Mars 1962
- Les Raisons de la colère
- Alger-Roi.fr
- Croisitour
- Dessins de Konk
- Secours de France
- Oran Cite des Jardins
- Pied noir,rapatrié

- http://coordination.cnfa.free.fr
- http://www.harkis.info
- http://www.salan.asso.fr


Copyright © 2000 - 2015 Algérie-Francaise.Org
All rights reserved. Tous droits réservés. Reproduction interdite sans la permission écrite de l'auteur.