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De Gaulle
 
    

POUR L'AFRIQUE SOUS INFLUENCE française,  
le succès de l'expérience ougandaise est comme une claque.

Par Michel Sitbon -  Administrateur du
Réseau Voltaire.

 

PARTIE 1

Depuis De Gaulle, la France a géré son « pré carré » africain sur de tout autres bases. Les questions ethniques y sont considérées comme indépassables. La corruption endémique n'est pas seulement vécue comme avantageuse par ceux qui l'organisent de Paris, mais comme naturelle. Le sous-développement semble bien être une fatalité, puisqu'en trente ans de régime néocolonial la France n'a jamais réussi à créer où que ce soit une prospérité durable. Que Museveni, avec infiniment moins de moyens, dans une situation bien plus critique que celle de ses voisins, ait réussi là où tous ont échoué pose question.

Ce questionnement était - et demeure - inassumable par la nomenklatura de ce qu'on appelle aujourd'hui, d'un mot forgé jadis par Félix Houphouët-Boigny, la Françafrique 1. Prendre en compte les résultats de l'expérience ougandaise supposerait de réviser l'ensemble des catégories sur lesquelles se fonde la politique africaine française. On s'étonne toujours, par exemple, que la France s'acharne à soutenir des dictateurs ineptes dont le souci principal semble bien être d'assurer leur prospérité personnelle. On peut, à bon droit, se scandaliser de ce que la puissance néocoloniale, à répétition, a éliminé méthodiquement les hommes politiques de valeur qui apparaissaient dans son champ. De Patrice Lumumba 2. à Outel Bono 3. en passant par Mehdi Ben Barka 4., Thomas Sankara 5. et Sylvanus Olympio 6., la liste est longue de ces hommes remarquables dont les services spéciaux néocoloniaux ont jugé préférable qu'ils ne puissent rendre aucun service à leur pays, en les expédiant à six pieds sous terre. Pourquoi ?

Exactement pour la même raison qui rend l'exemple ougandais insupportable. S'il y avait eu une chance que le Togo ou le Tchad soient gouvernés autrement que par des hommes corrompus et corrupteurs, toute la relation que la France entretient avec ces pays aurait été à revoir. Envisager les choses sous un autre angle est impossible pour au moins deux raisons : d'abord, parce que des gouvernements efficaces seraient plus difficiles à maintenir sous une stricte dépendance. Des pays honnêtement gérés pourraient s'attacher à leurs réels intérêts. Ils seraient d'autant moins souples 7.. Et puis, si l'on avait affaire à des régimes se préoccupant exclusivement de l'intérêt public, il serait impossible de toucher, en France, les bénéfices de la corruption en Afrique. Il s'agit d'un réel enjeu pour les organisateurs de la politique africaine française, qui profitent abondamment de cette corruption. Au-delà de leurs intérêts personnels, c'est un problème pour les partis politiques qu'ils animent - RPR, UDF, parti socialiste ou Front national 8. - pour lesquels l'argent de la corruption africaine est devenu indispensable, en particulier à l'heure des échéances électorales.

L'ethnomanie

Mais si ce système pervers a pu prospérer, c'est surtout parce qu'on n'était pas capable d'en imaginer un autre. Notre compréhension de l'Afrique découle directement de l'expérience de la colonisation. Celle-ci trouvait son fondement dans une pensée souvent généreuse - civilisatrice -, et non moins raciste. Si l'on pouvait se concevoir comme en droit d'apporter de force la civilisation aux peuples d'Afrique, c'était, bien sûr, là encore, parce qu'on y trouvait un intérêt, mais aussi parce qu'il allait de soi que, sans cette intervention, les Noirs ne pourraient jamais dépasser le stade de la sauvagerie. Un siècle après, en ces années 90, on en est toujours là : nous sommes intervenus au Rwanda en pensant que ces « sauvages » avaient besoin de nous.

L'anthropologie moderne et l'histoire de l'Afrique précoloniale telle qu'on la connaît aujourd'hui enseignent que ce qu'on voyait alors comme barbarie était plus simplement d'autres formes de culture. Mais de Cortés à Faidherbe, l'homme chrétien occidental avait bien du mal à concevoir que des Nègres ou des Indiens soient pourvus d'une âme. Lorsqu'on finit par admettre qu'il s'agissait d'humains, il n'en restait pas moins que, si ces humains s'étaient développés autrement, leur conception du monde était forcément inférieure à la nôtre puisque nous étions détenteurs de la vraie foi - ainsi que notre supériorité industrielle le démontrait, pour les matérialistes.

Au mieux, nous pouvions amener ces sauvages, progressivement, à sauver leurs âmes et à profiter des lumières que nous leur apporterions.

Les « populations » des pays colonisés ne pouvaient pas se développer par elles-mêmes : c'est sur cette idée que la colonisation fondait sa légitimité. La colonisation française, en particulier, a été habitée de cette dimension idéaliste - puisqu'elle n'était pas « mercantile » comme sa concurrente anglaise.

Lorsque vint le temps des décolonisations, la classe politique qui eut à y faire face, de Mitterrand à De Gaulle, avait été nourrie d'un siècle de culture coloniale. La vision ethniste - considérant que la réalité indépassable de l'Afrique est essentiellement tribale - et raciste -considérant que ces peuples sont, au fond, incapables de se développer par eux-mêmes - traversa l'expérience de la décolonisation sans avoir à s'autocritiquer sérieusement.

Quant au tribalisme, il faut écouter Mongo Beti : « Le tribalisme est comme la tarte à la crème du discours néo-impérialiste. Dans ce rôle, le tribalisme est en passe d'évincer le cannibalisme naguère si cher à la langue de bois du colonialisme pur et dur », écrit l'écrivain camerounais dans son livre La France contre l'Afrique 9.. Il propose de baptiser d'un néologisme, « ethnomanie, ce recours extravagant, pour tout expliquer, à l'argument tribu (guerres tribales, oppositions tribales, émeutes tribales…), qui n'est pas seulement le fait de démagogues ou de dictateurs à court de pensée, mais trouve aussi des adeptes dans d'autres catégories, surtout chez les Français moyens très mal informés, comme si, en Afrique, toute réalité était d'abord tribale ».

Le système Foccart

Les indépendances africaines, en particulier, ont été vécues comme une fatalité historique. Elles ne trouvaient pas leur source dans l'échec de l'expérience, mais dans des facteurs externes : les puissances coloniales s'étaient trop affaiblies à l'épreuve des deux guerres mondiales pour rayonner aussi loin. Et puis, la grande puissance triomphatrice de ces deux guerres, c'était les États-Unis. Né d'une lutte anti-coloniale, ce pays fit valoir avec insistance dans l'arène internationale l'illégitimité du colonialisme et le « droit des peuples à disposer d'eux-mêmes ». Pour les Américains, au-delà de cette dimension idéaliste, l'intérêt, même là, pouvait jouer : les pays d'Europe se dépouillant de leurs empires revenaient à une taille plus raisonnable, permettant au vainqueur de prendre la place qui était la sienne.

Ainsi, les décolonisations étaient presque comme un tribut de la guerre. C'est, en tout cas, ainsi qu'on analysa le phénomène dans les cercles où se mitonne la pensée stratégique française. Pour limiter les effets de cette régression dans la hiérarchie planétaire, Jacques Foccart imagina, avec le général De Gaulle, un nouvel ordre qui pourrait convenir.

La subtilité de la conception foccartienne laisse pantois. Il s'agissait d'un mélange très finement dosé d'un grand nombre d'ingrédients. Le plus étonnant d'entre eux prenait la forme de l'amitié, personnelle, avec les nouveaux dirigeants des pays africains. On cimenta alors cette amitié avec quelque chose de bien plus fort que des bons sentiments : l'assurance que l'ami, quoi qu'il advienne, serait protégé, personnellement, par l'ancienne puissance tutélaire. La solidarité, dès lors, devenait indéfectible. Cette assurance garantissant la sécurité personnelle du chef de l'État figurerait même explicitement parmi les clauses secrètes annexées aux accords de coopération avec les pays amis d'Afrique. Pierre Joxe a confirmé ceci devant la Mission d'information : ces accords, dont certaines clauses sont si secrètes qu'il n'est pas sûr que quiconque en ait connaissance, dit l'ancien ministre de la Défense, prévoient « d'exfiltrer le Président s'il avait des ennuis » 10.

Une telle stipulation, qu'elle soit explicite ou implicite, secrète ou publique, transforme ces relations d'État à État en contrat d'État à personne. De l'autre côté, en France, les hiérarques de la Françafrique, n'ayant d'autre investiture que la cooptation, se retrouvent aussi dans une situation de pouvoir à vie, les fortunes accumulées par la corruption permettant même que ce pouvoir soit héréditaire. Au terme de ce processus, ces accords d'État à État ressemblent plus à des contrats privés pour les membres de l'aristocratie politique, qu'elle soit française ou africaine. Cet appauvrissement du politique est probablement le plus puissant facteur de limitation du développement en Afrique. En France, c'est une catastrophe pour la démocratie.

Pour que ces « amis » soient encouragés dans leur œuvre de collaboration, il fallut aussi permettre qu'ils y trouvent un intérêt personnel. C'est ainsi que sont apparues, dans des pays relativement pauvres, des fortunes véritablement colossales, comme celles d'Hassan II ou dBongo, ou de feus Mobutu et Houphouët-Boigny.

Lorsque le pillage des pays concernés ne suffit pas à ces grandes ambitions, le détournement méthodiquement organisé de l'aide au développement permet de camoufler, aux frais du contribuable français, l'aide aux « amis » 11.

Le caractère pharaonique des fortunes ainsi accumulées tient au montant des commissions que ces autocrates sont en position de prélever sur les échanges avec l'ancienne métropole. Si ces commissions peuvent être aussi invraisemblablement élevées, c'est, d’une part, pour leur pays, parce que l'argent arrive par leur intermédiaire - puisqu'ils bénéficient d'une relation personnelle avec la puissance financière néocoloniale. D'autre part, si de tels prélèvements sont acceptables pour la métropole, c'est parce que ces échanges font l'objet d'un retour, généralement sous forme de valises de billets clandestines. Pour ceux qui reçoivent ces valises délictueuses, le silence de leurs associés africains est d'or. On peut même dire qu'il n'a pas de prix, puisque c'est sur ce silence que repose la possibilité même du jeu politique. En fait, les monarques africains intronisés par la France tiennent en otage leurs partenaires, des politiciens français qui sont soumis au rituel démocratique.

C'est pourquoi, paradoxalement, les plus grosses fortunes de Françafrique sont souvent entre les mains d'Africains. Cette inversion savoureuse du rapport entre ces partenaires tend, d'une certaine façon, à le rééquilibrer. Au résultat, Foccart avait au moins autant besoin de Mobutu que Mobutu de Foccart. Maintenant que De Gaulle, Mitterrand et même Foccart sont morts, le vrai maître de la Françafrique, plus que Charles Pasqua, est le roi du Maroc. Jacques Chirac et Lionel Jospin le savent bien lorsqu'ils vont s'incliner, le plus souvent possible, aux pieds de Sa Majesté Hassan II, qui a la bonté de les recevoir dans ses palais, en toute simplicité.

Réciproquement, les dictateurs de Françafrique savent qu'ils ont besoin de leurs amis français au moins à chaque fois que le peuple gronde trop fort. Les divisions spéciales de l'armée néocoloniale interviennent aussi souvent que nécessaire. Ces troupes d'élite, qui ont l'occasion de faire l'épreuve du feu de façon quasiment ininterrompue, comptent parmi les meilleures du monde. L'intervention française est, d'ordinaire, extrêmement efficace. Les seules batailles perdues par l'empire sont celles où, pour des raisons politiques, l'armée française ne peut pas intervenir directement et doit s'en remettre à des troupes alliées ou mercenaires.

La France est aussi utile pour « arranger » les résultats électoraux, lorsqu'il arrive qu'un dictateur « ami » doive lâcher du lest et en passer par des consultations populaires. Les experts de la DGSE sont très bons pour ce qui est de bourrer des urnes ou de manipuler l'ordinateur qui centralise les votes. Ils vous transforment en un tour de main un raz de marée de l'opposition en une honorable victoire du gouvernement en place.

Mais, pour décrire le système inventé jadis par Jacques Foccart et enrichi au fil des ans par ses divers successeurs, il faudrait des pages et des pages. Disons simplement que sa complexité et son caractère bien souvent délictueux, voire criminel, sont tels qu'il ne peut d'aucune façon être géré par le fonctionnement ordinaire de l'État. C'est pourquoi fut institué le « domaine réservé » du président de la République : Foccart pouvait y faire sa cuisine en paix sous la très haute autorité que la Vème République accorde au chef de l'État.

PARTIE 2
 

 

 


 
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