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  Témoignage de Jean-François
  MENDEZ, rescapé de l’attentat de Cassaigne
  
  Dimanche 31 octobre 1954
  ; comme d’habitude je suis avec mon copain FRANCOIS Laurent, âgé de
  22 ans. Nous décidons d’aller danser à Mostaganem qui se situe à environ
  75 kilomètres de Picard ; nous avons appris qu’il y avait un bal au «
  grand hôtel » où nous avions rendez-vous avec des copines habitant
  Mostaganem.
  Comme l’ambiance ne nous
  plaisait pas, nous décidons de revenir sur Picard. Nous raccompagnons les
  deux copines avec lesquelles nous étions et nous prenons la route pour
  revenir chez nous. Laurent est au volant de sa 4 CV et décide, plutôt
  que longer la côte, emprunter la route un peu plus longue de 2 kilomètres
  qui passe par Cassaigne.
  Nous roulons tranquillement
  lorsque soudain, à la sortie de Ouillis en direction de Cassaigne, nous
  apercevons un homme en sous-vêtements, en bordure d’une rangée de vignes.
  L’homme qui ne bouge pas nous fait des grands signes. Laurent s’arrête à
  sa hauteur et j’ouvre ma portière ; nous avons tout juste le temps d’entendre
  l’homme nous crier d’aller chercher du secours que des coups de feu
  résonnent dans la nuit ; le pare-brise de la 4 CV vole en éclats ainsi que
  la vitre de la portière du côté de Laurent. Je crie à Laurent
  de démarrer, il s’exécute et nous repartons en trombe. Nous étions
  complètement hébétés et ne réalisions pas ce qui nous arrivait. Je m’aperçois
  que Laurent à du sang sur le côté gauche du front ; je lui donne un
  mouchoir et, tout en conduisant, s’éponge le front du sang qui coule
  encore. Je lui redonne un second mouchoir. Nous décidons d’aller avertir la
  gendarmerie de Cassaigne. Nous arrivons en trombe sur la petite place
  devant la gendarmerie. Nous ne prenons pas la peine de refermer nos portières
  ni d’éteindre nos feux. Laurent a immobilisé le véhicule à
  quelques mètres de l’entrée de la gendarmerie.
  Je m’inquiète de la blessure
  de Laurent qui me rassure en m’indiquant que çà va. Nous arrivons
  devant l’immense porte imposante de la gendarmerie et nous nous mettons,
  tous deux, à tambouriner, à hurler, à tirer sur la chaîne qui actionne la
  cloche, personne ne répond. Soudain des coups de feu ; Laurent s’écroule
  en arrière. Moi, je me retrouve par terre ; je continue à asséner des
  grands coups de pied dans la porte. C’est à ce moment-là que je vois, dans
  la rue, des lumières s’allumer dans un grand bâtiment qui se trouve être
  la prison.
  
  Je porte mon regard sur Laurent qui ne bouge pas ; j’appelle au
  secours mais personne ne répond. Je décide de m’enfuir et, prenant mes
  jambes à mon cou, je dévale une pelouse et tombe nez à nez sur un gardien
  de nuit qui dirige son fusil dans ma direction. Je parviens à lui expliquer
  ce qui se passe et lui demande de contacter un docteur pour Laurent ;
  un autre homme, un second garde nuit, arrive en titubant et nous dit qu’il
  vient de se faire attaquer et que ses agresseurs lui ont volé son fusil. Une
  autre personne, qui apparaît en haut du talus avec une lampe torche à la
  main, nous demande ce qui se passe. Je lui réponds que nous avons besoin d’un
  docteur pour mon copain qui est blessé et qui gît devant la porte de la
  gendarmerie.
  Nous courons chez le docteur Guilbert
  sans prendre le temps de donner plus d’explications au dernier arrivant. Les
  coups de feu ont cessé.
  Le docteur qui a été
  réveillé par tout le bruit nous ouvre immédiatement et, après que je lui
  ai expliqué ce qui était arrivé, nous indique qu’il se rend
  immédiatement au chevet de mon copain.
  Nous retournons devant la
  gendarmerie et recognions à la porte d’entrée ; nous actionnons également
  les klaxons des voitures. Enfin la porte s’ouvre et deux gendarmes
  apparaissent. De nouveau j’explique ce qui nous est arrivé. Le docteur est
  en train d’examiner Laurent et demande aux gendarmes d’appeler du
  secours.
  Les gendarmes ont réveillé
  tout le monde ; même les chiens dormaient.
  Le docteur qui a fait un
  premier diagnostic qui n’est pas très rassurant demande aux gendarmes d’avertir
  les autorités.
  Les gendarmes se mettent au
  travail mais il n’y a plus de téléphone. Toutes les lignes téléphoniques
  ont été coupées. Le seul contact reste la radio ; il est presque 2 heures
  du matin. Il faudra attendra l’heure de vacation avec la gendarmerie de
  Mostaganem.
  Le chauffeur de l’Administrateur
  arrive avec un fourgon qui servira d’ambulance au transport de Laurent,
  toujours inanimé. Le docteur décide de transporter Laurent à l’hôpital
  de Mostaganem. Malgré les efforts du chauffeur qui mettra tout en œuvre pour
  arriver très vite, Laurent succombera avant même son arrivée à l’hôpital.
  Quand à moi je reste à la
  gendarmerie afin d’y être interrogé. Les gendarmes ont enfin la vacation
  avec Mostaganem qui met en alerte toute la région.
  Cassaigne était,
  administrativement, le chef-lieu de 5 communes : Bosquet, Cassaigne,
  Lapasset, Picard et Ouillis. Le village le plus éloigné
  était Picard qui se situait à environ 35 kilomètres de Cassaigne.
  Il était déjà tard lorsque
  un gendarme me propose d’aller me reposer chez lui. Son épouse me propose
  leur propre lit ; je m’allonge et tente de dormir. Tous ces évènements
  passent sans cesse devant mes yeux et je pense surtout à « Lolo »,
  mais le sommeil me gagne. A mon réveil, le jour est déjà levé. Je prends
  un café que la femme du gendarme m’a fait et je rejoins le bureau des
  gendarmes qui m’apprennent le décès de Laurent. Ils reprennent leur
  interrogatoire lorsque la femme du gendarme chez lequel je me suis reposé
  rentre dans le bureau et demande à son mari de venir voir quelque chose. Le
  gendarme et son chef lui emboîtent le pas et reviennent presque aussitôt.
  Ils décident de faire une inspection autour de la gendarmerie et là ils
  découvrent beaucoup d’empreintes dans les champs qui longent les bâtiments,
  des échelles, des douilles de balles.
  
  Sur le toit ils relèvent également des empreintes d’individus qui,
  visiblement, s’apprêtaient à attaquer la gendarmerie. Les chiens qui ne s’étaient
  pas manifesté avaient été endormis.
  En fait, la femme du gendarme
  qui était intervenue s’était rendue compte qu’un des barreaux de la
  fenêtre de la chambre dans laquelle je m’étais reposé avait été
  sectionné par une balle. Personne n’avait rien entendu.
  Les gendarmes avaient-ils
  réalisé que notre intervention avait déjoué l’attaque qui leur était
  destinée et que, sans aucun doute, avait permis d’épargner leurs vies et
  celles de leurs 
  familles ?
  A présent, l’alerte était
  donnée un peu partout. Les gendarmes contactèrent ceux de Picard qui eurent
  en charge d’aviser le Maire. C’est ce dernier qui avertit mes parents et
  eut la pénible tâche d’avertir ceux de Laurent.
  Dans le courant de la matinée,
  les renseignements arrivaient d’un peu partout. L’homme que nous avions vu
  sur le bord de la route et qui nous avait demandé du secours était le commis
  de la ferme MONSONEGO. Heureusement il n’avait rien eu excepté une
  peur terrible. Les terroristes avaient tenté de faire sauter le
  transformateur électrique de Ouillis qui alimentait tout le Dahra.
  Dans l’obscurité, toute la région pouvait être une proie facile pour les
  terroristes.
  En fin de matinée, mon père,
  accompagné de monsieur Vernier Maire de Picard, vint me chercher ; le
  Maire se rapprocha de l’Administrateur afin de lui demander des
  renseignements.
  Nous arrivâmes à Picard où l’émotion
  était grande dans l’après-midi.
  Pendant plusieurs mois, après
  ce drame qui avait chamboulé ma vie, je vécus un cauchemar. Je ne dormais
  plus la nuit car je revoyais sans cesse la scène. Je fus contraint de dormir
  dans la chambre de mes parents.
  
  Les obsèques de Laurent
  eurent lieu le 3 ou le 4 novembre. Tout Picard était là, les villages
  voisins également étaient venus rendre un dernier hommage à cet enfant du
  pays de 22 ans. Beaucoup de monde ; mais
  pas un seul officiel, pas une seule autorité n’assista à ses obsèques.
  
  Le lundi 8 novembre, dans le
  courant de la matinée, le Maire - monsieur Vernier - recevait un appel
  téléphonique de Cassaigne ; il était informé qu’une reconstitution de l’attentat
  devait avoir lieu dans l’heure, qu’il devait m’aviser que j’étais
  attendu pour cette reconstitution.
  Le Maire contacta mon
  père. Comme nous n’avions pas de voiture, monsieur Vernier, le
  Maire, nous proposa de nous amener. Mon père exigea une escorte car nous
  avions environ une heure de route. Cela lui
  fût refusé et de ce fait, je n’ai pu
  assister à cette reconstitution. Les terroristes avaient été arrêtés
  quelques jours plus tôt, leur chef, lui, avait été abattu.
  Lors de cette reconstitution,
  un gendarme qui n’avait pas apprécié l’attitude des autorités indiqua
  à un journaliste présent, monsieur Palacio de l’ECHO-SOIR, qu’il
  était inadmissible que le témoin principal ne soit pas présent.
  Sitôt la reconstitution
  achevée, monsieur Palacio accompagné de son chauffeur et photographe,
  monsieur Gagliardo, ont pris la direction de Picard et sont venus me
  voir à la maison.
  
  Lors de cette reconstitution, l’on se rendit compte qu’il y avait encore
  sur le portail de la gendarmerie des petits morceaux de cuir chevelu et des
  mèches de cheveux de Laurent. La balle qui m’avait été destinée
  était plantée dans la porte.
  Après avoir eu l’autorisation
  de mon père de m’interroger sur les faits, ils publièrent leur article le
  9 novembre.
  
  Ce furent les seules
  personnes qui s’inquiétèrent du drame de Cassaigne.
  Dans le mois qui a suivi, presque tous les
  gendarmes ont été déplacés. Aucun motif n’a été communiqué.
  
  Nous n’avons plus entendu
  parler de l’attentat de Cassaigne jusqu’au jour du jugement des
  terroristes, le 23 juillet 1955, où la sentence a été prononcée.
  Condamnés à la peine capitale
  : Belkoniène Taïeb, Tehar Ahmed et Saharoui Abdelkader ;
  Travaux forcés à perpétuité
  : Belhamiti ;
  20 ans de travaux forcés : Chouarfia,
  Belkoniène Mohamed.
  
  Pour ce jugement auquel j’ai
  assisté et qui n’a duré qu’une petite journée, je n’ai été
  dédommagé que d’un remboursement de mon déplacement de la journée.
  J’ai tout de même
  bénéficié d’un « acte de courage et de dévouement » signé de
  monsieur Mitterand, ministre de l’intérieur en 1956 et d’une carte
  de félicitations de monsieur Le Baron Roger
  de Saivre, député d’Oran et de l’Assemblée
  Nationale.
  En dehors de ces deux
  documents, que je considère comme des vulgaires bouts de papier, je n’ai
  rien eu d’autre. Pas même le droit de figurer aux Archives Nationales avec
  mon camarade Laurent FRANCOIS première victime du terrorisme et non,
  comme l’attestent les divers journaux ou documents, monsieur Monnerot
  qui, paix à son âme, fût assassiné 8 heures après mon ami Laurent
  FRANCOIS.
  
  Laurent ne méritait-il pas, lui aussi, les
  honneurs de sa Patrie ?
  
  Signé : Jean-François
  MENDEZ